La Walkyrie à Nantes (1893)
Ce dossier est consacré à la représentation de La Walkyrie à Nantes le 25 décembre 1893. Il s’agit doublement d’une première, celle d’une audition du second volet de la Tétralogie en France en dehors de Paris (dans une version de concert avec deux pianos, double quatuor à cordes et deux contrebasses), et celle de la traduction d’Alfred Ernst. Cet événement intervient quelques mois après la création française de La Walkyrie à l’Opéra de Paris dans la traduction de Victor Wilder le 12 mai 1893.
Historical context
Le 25 décembre 1893, une audition de La Walkyrie est présentée à Nantes dans la traduction d’Alfred Ernst en version de concert pour deux pianos et double quatuor à cordes augmenté de deux contrebasses. Il s’agit doublement d’une première. C’est effectivement la première fois que La Walkyrie est donnée intégralement en France en dehors de Paris. C’est aussi la première fois qu’elle est proposée dans la traduction française d’Alfred Ernst.
Deux ans auparavant, les Nantais avaient déjà eu l’occasion de découvrir un opéra de Wagner puisque Lohengrin avait fait l’objet de douze représentations entre le 21 février et le 12 avril 1891 (Simon 2015, p. 66). Il est probable que le directeur du théâtre de Nantes avait été encouragé dans cette entreprise par le critique musical Étienne Destranges alias Louis-Augustin Rouillé (1863-1915), fervent wagnérien qui se rend régulièrement au festival de Bayreuth et rencontre à plusieurs reprises Cosima Wagner (1837-1930). Le succès est au rendez-vous. À Nantes, comme dans les autres villes françaises, le tumulte de la représentation parisienne de Lohengrin à l’Éden-Théâtre, le 3 mai 1887, ne se reproduit pas. La ville n’est d’ailleurs pas la seule à apprécier Lohengrin puisque, entre février et juin 1891, 104 représentations en sont données en province (Simon 2015, p. 66). À l’aube de la dernière décennie du siècle, le goût du public nantais change. « L’ancien répertoire est fini, bien fini, et l’attrait de l’entendre interprété par une troupe nouvelle est impuissant à le faire revivre même pour un soir. […] Sigurd et Lohengrin ont porté à Nantes un coup fatal aux vieux opéras. » (L’Ouest-Artiste, 10 octobre 1891, p. 2) Selon le chroniqueur, « le public mis en goût » par Reyer et Wagner « ne se rendra plus en foule au théâtre que pour entendre les partitions de la nouvelle école. » (L’Ouest-Artiste, 10 octobre 1891, p. 2) En 1893, dans le prolongement de ce premier succès wagnérien, le directeur des théâtres nantais, Jean Castex envisage de monter Tannhäuser ou La Walkyrie. Le projet abandonné, Destranges entreprend de faire entendre La Walkyrie aux Nantais.
Peu satisfait de la version française de Victor Wilder donnée à l’Opéra de Paris en création française le 12 mai 1891, Étienne Destranges cherche une solution alternative. Le principal reproche qu’il fait à la traduction de Wilder, tout en reconnaissant la difficulté de l’entreprise, est celui de fausser le sens du texte wagnérien : « Son grand malheur a été de vouloir franciser en quelque sorte le drame wagnérien, d’abord en le traduisant en vers, ensuite en adoptant un style absolument en contradiction avec celui de Wagner. Il est arrivé ceci, c’est que les versions de M. Wilder ne donnent de l’œuvre wagnérienne qu’un aperçu fort vague. Des pages entières sont paraphrasées, non pas traduites ; dans certains endroits, la traduction dit absolument le contraire du texte original. » (L’Ouest-Artiste, 25 novembre 1893, p. 2-3) Destranges encourage Maurice Kufferath à établir une nouvelle traduction. (L’Ouest-Artiste, 21 octobre 1891, p. 2) Pour des raisons indéterminées, il se tourne finalement vers Alfred Ernst qui a déjà à son actif la traduction de Siegfried.
Publiés parallèlement à ce dossier (Bourhis 2021), les échanges épistolaires entre Destranges et Ernst permettent de mieux comprendre la pensée du traducteur avant même qu’il ne la formalise l’année suivante dans un article publié dans La Revue blanche (Ernst 1894). Le principal souci d’Ernst est de conserver scrupuleusement le texte musical de la partition wagnérienne. Pour cette raison, le traducteur s’emploie à garder l’accentuation de la langue allemande, en premier pour les noms propres : « Les noms propres conservés dans la traduction sont accentués à l’allemande, ce qui a permis de les laisser généralement sur les mêmes notes que dans la version originale. Ex. : Wotan, Walhall, Hunding (l’H très aspiré), Siegmund, Wehwalt, Brünnehilde, Fafner, Niebelung. Comme Wagner lui-même, j’ai usé, suivant le cas, des deux orthographes Brünnehilde et Brünnhild’, Niebelung et Niblung. Nota bene : Dans le mot Walhall, il peut y avoir deux accents, à cause des deux radicaux, mais le premier est toujours plus fort que le second. De même pour Walküren, les Wälsungen. » Cette accentuation des consonnes participe à la compréhension du sens du texte : « D’une façon générale, accentuer les consonnes au lieu de les escamoter. Cela est nécessaire à l’intelligibilité du texte, à son rythme et à sa couleur. » (lettre du 28 septembre 1893) Les sonorités du texte de Wagner comportent des allitérations qu’Ernst transcrit au mieux dans sa traduction afin de respecter la pensée du compositeur :
« J’ai tâché d’établir dans les différentes phrases, un bruit spécial, une couleur spéciale de consonnes. Exemple : “le maître du choix t’a choisi”, ce qui donne une insistance spéciale à l’idée. Autre exemple : “dans l’air limpide, charme aimable” dans le premier membre de la phrase c’est la consonne l qui donne la couleur liquide et souple, dans le second, c’est l’assonance des voyelles a, qui s’ouvre et sourit en quelque sorte. Plusieurs fois, j’arrive à l’allitération véritable (le Steibreim allemand de Wagner). Ex. : “sois son hôte ce soir.” Ex. : “Ses miracles sont bercés.” Ex. : “j’ai pris sans peur ton épée.” Ex. : “O triste entre toutes les femmes !” Ex. : “Je vois la détresse dont l’affre t‘étreint. » (lettre du 28 septembre 1893)
Le strict respect de la prosodie oblige le traducteur à trouver des correspondances les plus exactes possibles entre les vocabulaires allemand et français. « Il y a là un élément beaucoup plus important que la durée ou valeur de la note, c’est l’accent rythmique, qui donne à la syllabe tonale un appui grâce auquel la désinence féminine paraît n’avoir que fort peu d’importance. La valeur marquée sur la partition est absolument illusoire, parce que dans les textes allemand et français, il y a une respiration nécessaire, soulignée par la virgule. » (lettre du 31 octobre 1897)
La Walkyrie est initialement prévue dans les salons du restaurateur Gault, 10, rue Arsène Leloup. Le public y sera admis seulement sur invitation (L’Espérance du peuple, 13 décembre 1893, p. 2). Cette clause permet sans doute de s’adresser seulement à des auditeurs motivés mais peut-être aussi d’éviter de s’acquitter des droits d’auteurs. Connaissant son admiration pour Wagner, Destranges confie à Louis de Romain (1844-1912), l’un des dirigeants de la Société des concerts d’Angers qui vient de cesser ses activités, la préparation du concert ainsi que la direction des chanteurs et des instrumentistes. Les deux amis sont des habitués des représentations de Bayreuth. En outre, Destranges accueille Romain dans les colonnes de la revue qu’il dirige, L’Ouest-Artiste.
La distribution initiale est singulière puisque les chanteurs sont essentiellement des amateurs appartenant à la bourgeoisie nantaise ou angevine. Wotan est interprété par Paul Séchez (1864-19..), inspecteur d’assurances, Siegmund par A. Mahaud de Saint-Nazaire qui a participé à la représentation de Sigurd, Hunding par Émile Glassier (1852-19..), agent de change, Brunnhilde par madame Paul Oriolle (1870-1912), Sieglinde par la comtesse de Romain, Fricka par Mademoiselle Adeline Baudry (1872-1954), jeune lauréate du conservatoire de Nantes puisqu’elle a obtenu le premier prix de piano et le premier accessit d’accompagnement au mois de juillet — elle ajoutera à ces récompenses un troisième accessit d’harmonie en 1897 et sera nommée professeur de piano préparatoire femmes en 1899. Les Walkyries sont mesdames et mesdemoiselles Roy, Alice Riom (1872-1950), fille du maire de Nantes, Baschelot, Guibert, Baudry, Richard, Rey et Legland. L’orchestre est remplacé par des cordes et deux pianos. L’arrangement est peut-être l’œuvre de Louis de Romain, compositeur à ses heures. Mesdames Roussier (1846-1912) et Caldaguès (1860-1940) réalisent aux pianos les parties des vents. Les cordes rassemblent messieurs Jules Piédeleu (1841-1912), Raoul Boischot (1864-19..), Alexandre Busson (1872-19..), Gastineau, Blaizot, Herlich, Antony Bernier (1835-19..), Alphonse Insleghers (1869-19..), Jules Roussier (1839-1915), François Bollaërt (1831-19..). Les contretemps s’accumulent. La grave maladie d’un proche empêche Louis de Romain d’assurer la soirée. Certains chanteurs, souffrants, doivent être remplacés, des doublures n’étant pas prévues. La distribution se trouve modifiée : Jacques Miranne (1857-19..), chef d’orchestre au théâtre Graslin, dirige et la comtesse de Romain est remplacée par Alice Riom. Plusieurs chanteurs sont grippés : Paul Séchez (qui chante aussi Wotan) prend la place de Glassier. Au cours de la représentation, Mahaud ne peut plus émettre un son. Alfred Ernst, qui est dans la salle, le remplace en chantonnant.
Non publique bien qu’abondamment annoncée dans la presse, la représentation s’inscrit dans un cadre social bien identifié mettant aux prises des interprètes qui se connaissent et, pour certains, ont des liens de parenté. Ainsi Mme Paul Oriolle est la fille de la pianiste Mme Roussier. Au mariage d’Adèle Roussier et Paul Oriolle, le père de la mariée joue du violoncelle. Madame Roussier, désignée comme « professeur » sur les recensements de Nantes, tient un salon musical le samedi (Courtonne 1953, p. 66). Mmes Roussier et Caldaguès sont membres du Point d’orgue, société de musique de chambre regroupant des amateurs. Étienne Destranges, bien qu’il ne fût pas témoin, signe, le 15 avril 1893, l’acte de mariage de Mme Thérèse Caldaguès. Celle-ci, professeur de chant, participe à la fondation des « Chanteurs de Notre Dame » qui participent aux offices religieux et donnent régulièrement des concerts (Nantes-Mondain, juin 1902, p. 5). L’aspect privé de la soirée rejoint la pratique de la musique dans les salons. Comme le constate Myriam Chimènes « une grande partie des manifestations qui font date dans l’histoire de la musique[...] doivent […] leur existence au soutien que les classes sociales fortunées apportent à ces initiatives privées. » (Chimènes 2004, p.11) Les instrumentistes sont, pour un petit nombre d’entre eux, membres de l’orchestre du théâtre. C’est le cas de Jules Piédeleu qui, professeur au conservatoire, occupe le pupitre de premier violon. Raoul Boischot joue comme second violon au théâtre. Antony Bernier enseigne le solfège au conservatoire ; il est souvent cité comme altiste dans divers concerts de musique de chambre nantais. Deux autres professeurs au conservatoire et solistes au théâtre assurent les basses : Alphonse Insleghers au violoncelle, François Bollaërt à la contrebasse. Les autres instrumentistes semblent des amateurs : ils ne figurent pas sur les listes de l’orchestre du théâtre. Alexandre Busson est qualifié « d’artiste musicien » sur les listes électorales.
Il est difficile de savoir combien de temps ont duré les répétitions. Ernst annonce, le 12 juin 1893 qu’il a traduit les scènes 1 et 3 du premier acte, la scène 4 du deuxième, et la scène 3 du troisième (lettre du 12 juin 1893). Le 17 septembre, il informe Destranges que « la traduction de la Walkyrie est actuellement presque terminée », le 28 septembre, qu’il « a fini la transcription du texte sur [son] deuxième exemplaire. » (lettre du 28 septembre 1893) Le 11 octobre il espère que « les préparatifs de la Walkyrie marchent bien. » Ernst, qui compte bien venir à Nantes, propose jusqu’à « la veille de l’exécution », de « donner en quelques endroits, le remplacement d’un mot par un autre, à moins que vous ne redoutiez de faire hésiter vos interprètes au dernier moment. » (lettre du 11 ou 18 décembre 1893) Dans son compte rendu, L’Espérance du peuple évoque le travail de « trois mois » effectué par Louis de Romain.
Il n’a pas été possible de connaître le budget de la soirée. Nous ignorons si la salle du Cercle des Beaux-Arts est prêtée gracieusement, si les chanteurs et les instrumentistes sont rétribués. Le « double quatuor » est certainement rémunéré puisque Ernst parle d’une éventuelle nouvelle réalisation avec seulement deux pianos « plus économiques. » (lettre du 1er janvier 1894) La fortune personnelle de Destranges lui permet probablement de supporter ces coûts éventuels.
L’audition est absolument privée : « on n’y sera admis que sur présentation d’une invitation strictement personnelle ». (L’Espérance du peuple, 13 décembre 1893, p. 2) Les demandes pour assister à la soirée s’accroissant, il faut choisir un local plus vaste que la salle du restaurateur gracieusement mise à la disposition des organisateurs. La salle de concert de la Société des Beaux-Arts, située rue Voltaire, tout proche du théâtre Graslin, est à peine suffisante pour contenir « une foule considérable » où l’on « s’écrasait […], se pressait dans les étroits couloirs qui donnent accès à la salle et celle-ci était comble bien avant l’heure fixée. » (Le Phare de la Loire, 27 décembre 1893, p. 2) L’organisateur reproduit les exigences wagnériennes : le spectacle doit commencer à l’heure, les applaudissements ne sont pas souhaités au cours des actes, les auditeurs ne devront pas sortir en dehors des entractes. Par suite de la maladie de plusieurs chanteurs, la date du concert, initialement prévue le 13 décembre, est repoussée au 25 décembre. Le texte de La Walkyrie, dans sa nouvelle traduction, est distribué aux invités.
Au lendemain de la représentation, la presse donne des comptes rendus majoritairement favorables. Les voix sont louées, surtout celles des femmes. Seul le périodique local Le Populaire, dans un article non signé, voudrait voir en Wagner un compositeur psychopathe et affirme qu’une bonne partie du public a quitté la salle à l’issue du premier acte.
Il n’empêche que le succès du concert du 25 décembre 1893 encourage le chef d’orchestre Jacques Miranne à inscrire une partie de la partition dans la soirée donnée à son bénéfice au théâtre de la Renaissance : des fragments du troisième acte (Scène de Brünnhild et Wotan, Adieux de Wotan et Incantation du feu) sont chantés par mademoiselle Dhasty et M. Vilette (L’Ouest-Artiste, 28 avril 1894, p. 5).
Au cours de la saison 1895-1896 du théâtre Graslin, le directeur, Henri Jahyer, envisage de monter un opéra de Wagner, peut-être Siegfried. Dans ses échanges avec Destranges qui se poursuivent au-delà de l’année 1893, Ernst désapprouve ce choix, en expliquant ses raisons, et pense que La Walkyrie serait préférable : « Ce que Jahyer, avec votre collaboration, vos conseils, votre compétence exceptionnelle peut faire à Nantes, c’est une Walkyrie toute neuve, comme jeu et comme compréhension, condensée, resserrée en vigueur sur une scène point trop vaste, et qui sera pour les wagnériens de l’Ouest — même pour beaucoup de ceux de Paris — une véritable révélation ! » (lettre du « 20 au soir » [1895]) Ce projet semble en bonne voie puisque le matériel est commandé. Le suicide de Jahyer le 15 janvier 1896 y met néanmoins un terme. Il faudra attendre le 11 mars 1897 pour revoir un opéra de Wagner (Tannhäuser) sur la scène du théâtre Graslin.
Sources and protocol
Ce dossier repose sur le dépouillement de la presse locale, sur un document d’archives et sur les lettres du traducteur Alfred Ernst adressées à l’organisateur de l’événement, Étienne Destranges.
Select bibliography
Patrick Barbier, Graslin, Nantes et l’opéra : Deux siècles de vie lyrique au Théâtre Graslin, Nantes, Coiffard, 1993, 144 p.
Michelle Bourhis, Les lettres d’Alfred Ernst adressées à Étienne Destranges (Médiathèque Jacques Demy de Nantes, Ms 2645), Dezède [en ligne], dezede.org/sources/id/73619/ (consulté le 4 juillet 2021).
Myriam Chimènes, Mécènes et musiciens. Du salon au concert à Paris sous la IIIe République, Paris, Fayard, 2004, 776 p.
Marcel Courtonne, Un siècle de musique à Nantes et dans la région nantaise (1850-1950), Nantes, Beaufreton (Impr. armoricaine), 1953, 145 p.
Étienne Destranges, Le théâtre à Nantes depuis ses origines jusqu’à nos jours. 1430 ?-1893, Paris, Fischbacher, 1893, 504 p.
Alfred Ernst, « Sur les traductions de Wagner », La Revue blanche, 37 (novembre 1894), p. 464-471.
Yannick Simon, Lohengrin Un tour de France, 1887-1891, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015, 134 p.