Ce dossier est consacré aux deux représentations de Héliogabale, tragédie avec musique de scène de Déodat de Séverac et Émile Sicard, dans les arènes de Béziers les 21 et 23 août 1910.

Historical context

Parmi les créations du cycle « Théâtre des Arènes de Béziers » (1898-1926), Héliogabale, tragédie d’Émile Sicard avec musique de scène de Déodat de Séverac (1910), est d’une singularité qui intrigue encore de nos jours. Au vu de l’ampleur de ses ressources artistiques, l’œuvre connaîtra seulement deux reprises, en version concertante. La première est donnée aux Concerts Hasselmans à Paris, salle Gaveau, les 11 février et 23 avril 1911 grâce au chef d’orchestre de la création biterroise, Louis Hasselmans. La seconde représente le coup d’éclat du centenaire de la naissance de Séverac lorsque Héliogabale renaît de ses cendres en 1972, en traduction catalane. Cette production est donné deux fois avec le concours des meilleures phalanges barcelonaises (Orfeo Laudate, la chorale de Catalunya et l’orchestre du Liceo) aux arènes de Céret le 22 juillet 1972 et au Palau de la Musica Catalana de Barcelone le 21 octobre 1972. En 2021, l’œuvre attend donc son exhumation dans sa langue originelle.

 

La production de 1910

En 1910, la production d’Héliogabale tient une place d’exception pour deux raisons au moins. D’une part, la tragédie créée les 21 et 23 août 1910 dans les arènes de Béziers représente un climax en terme de spectacle de masse en plein air à la Belle Époque. Il est porté par le militantisme d’acteurs du régionalisme, dont le directeur du Théâtre des Arènes (Joseph Charry) et la municipalité en sus des auteurs. Le dramaturge Sicard, rédacteur de la revue régionaliste aixoise Le Feu, et le compositeur Séverac, issu du Lauragais et formé à la Schola Cantorum (Paris), offrent une réalisation gigantesque dans cette conque de plein air. La production fait intervenir un collectif impressionnant d’artistes locaux et parisiens (Comédie-Française, Odéon, Opéra), confirmant le souci de décentralisation culturelle du milieu biterrois. Metteur en scène (Dherbilly), scénographe (Gabriel Boissy), décorateur (Eugène Ronsin), orchestrateur (Joseph Lignon) et maître de ballet (Belloni) mobilisent environ 400 exécutants professionnels et amateurs devant 10 000 à 12 000 spectateurs selon les estimations. Pour cette œuvre hybride, des tragédiens et des tragédiennes incarnent les rôles parlés, deux chanteurs et une chanteuse solistes ceux des choryphées, trois danseuses-étoiles ceux des pantomimes et ballets, tandis que les harmonies, l’orphéon et le chœur féminin (personnifiant tour à tour les courtisans, les conjurés, les chrétiens et chrétiennes) sont nécessaires à l’exécution, en sus d’harmoniums et d’une cobla catalane.

D’autre part, la thématique de la tragédie (d’après L’Agonie de Jean Lombard) se fond dans les courants idéologiques des années 1900. L’opposition entre la décadence de l’empire romain au IIIe siècle et les premiers chrétiens illustre tour à tour la suprématie de la civilisation méditerranéenne (l’hymne au soleil, la célébration des moissons, du vin) et le prosélytisme catholique aux lendemains de la Séparation de l’église et de l’État (1905). Ces deux courants en filigrane sont censés proposer une refondation morale aux spectateurs, d’après les commentaires de la revue Le Feu. Enfin, le spectacle se rattache aux essais de mise en scène archéologique de l’antiquité, amorcés par Jane Dieulafoy et Camille Saint-Saëns avec la tragédie Parysatis (Béziers, 1902). D’après le programme du spectacle d’Héliogabale, la contribution du dramaturge signant la scénographie du ballet est une « reconstitution […] établie par M. Gabriel Boissy, d’après les auteurs anciens avec autant de fidélité qu’il est possible d’en conserver quand la réalité est transposée sur la scène. » Aussi, le faste spectaculaire entrelacé à la reconstitution historique préfigurent les premiers péplums, un aspect pressenti par le chroniqueur de La Vie montpelliéraine et régionale dans son compte rendu du 28 août 1910 : « Son drame est une sorte de cinématographie de la décadence romaine et de l’aurore du Christianisme. »

 

Le scénario

Précédée d’un prologue de Charles Guéret (Les Deux triomphes), la tragédie Héliogabale émane du courant symboliste alors dominant. Elle déploie trois actes en vers, organisés autour d’un pic dramatique magnifié par les musiques de scène : la Démence (de l’empereur), Les Catacombes, La Mort d’Héliogabale. Elle se joue dans un fastueux décor représentant la Rome impériale de manière synoptique. Le 1er acte est centré sur la personnalité de l’empereur romain Héliogabale (Elagabal, d’origine syrienne), psychopate voluptueux face à ses courtisans (Bacchanale). Il est soutenu par sa mère Sœmias, alors que son empire en crise est la proie de conspirateurs instrumentalisés par Julia, sœur de Sœmas. Le supplice cruel qu’instaure l’empereur consiste à ensevelir les conjurés sous une pluie de roses dans la salle des libations (double chœur). Contrastant par sa sobriété et son élévation, le second acte se situe dans les catacombes à l’aube du christianisme. Cet acte central du baptême du jeune Claudien (de la suite de Julia), aimé de la douce Coelia, et béni par l’évêque Calixtus, est l’occasion de répartir sur scène les chœurs liturgiques en antiphonie (notamment un Alleluia, un Pater Noster). Au troisième acte, sur les terrasses du palais impérial, les fêtes décadentes se succèdent – mascarade bouffonne, ballet La résurrection d’Adonis – avant que le vengeur Rusca (père de filles martyrisées) n’assassine l’empereur et que les prétoriens ne le précipitent dans le Tibre. Les fidèles célèbrent l’avènement d’une nouvelle ère par le chœur conclusif. Sa métaphore, autant biblique que terrienne dans le vignoble héraultais, relie les idéologies qui sous-tendent la tragédie : « Nous sommes des vignes lointaines, Nous sommes des grains emportés. Seigneur, Seigneur, dieu de bonté, Faites la vendange prochaine ! »

Les interprétations du scénario livrées par la presse reflètent la complexité de l’œuvre et les enjeux socioculturels qu’elle suscite. Certains journalistes y entrevoient le triomphe de « l’aurore du christianisme », d’autres « le retour à la tradition gréco-latine en plein Languedoc », tandis qu’un chroniqueur apprécie « la truculence lourde et molle de l’Orient [qui] s’unit à la hautaine netteté de l’Occidentale Rome » (Le Feu, 1er octobre 1910). Les auteurs d’Héliogabale n’hésitent pas à livrer leurs propres clés d’interprétation dans la presse. Lorsque le dramaturge plaide pour le droit à la « folie du sublime » dans les pas de Baudelaire, le compositeur revendique la joie d’avoir composé Héliogabale « parce que je suis Méridional, très Méridional. J’aime les spectacles de plein air. » (Excelsior, 18 février 1911).

 

Rumeurs festivalières autour de la création

Sans se dérober aux ambitions culturelles, le succès des théâtres de plein air réside dans la démocratisation du spectacle théâtral, que la IIIe République voit comme un outil d’émancipation citoyenne. Dans le Midi de la France, les gradins des sites antiques — théâtre antique d’Orange, amphithéâtres d’Arles et de Nîmes –, historiques (théâtre de la Cité de Carcassonne) ou modernes (les arènes de Béziers) en sont les réceptacles pour l’accueil de masse . Chacun de ces cycles théâtraux, dont le modèle économique s’appuie sur des recettes propres et le concours de l’ État et des municipalités , devient l’épicentre festif d’une commune ou d’un département mis en mouvement pendant plusieurs jours. Ce sont les prémisses des festivals créés après-guerre.

Concernant Héliogabale, produit à Béziers par le directeur artistique Joseph Charry (président de l’Œuvre de Décentralisation Artistique des Théâtres de Plein Air), cette démocratisation se doit d’emboiter le pas à celle promue par son prédécesseur, le mécène Castelbon de Beauxhostes, initiateur du cycle avec le concours de Saint-Saëns en 1898 (Déjanire). N’oublions pas que le territoire héraultais ayant été ébranlé par d’importants mouvements sociaux de vignerons (la révolte de 1907), la pacification sociale est recherchée lors de toute manifestation. Aussi, Charry construit « la Semaine de Béziers » (21-28 août) autour des représentations d’Héliogabale en mutualisant des pratiques sociales ou traditionnelles avec le spectacle théâtral. Les associations locales présentent la Danse des treilles (groupe folklorique) et le Cortège du chameau (en carton-pâte) cheminant au son des hautbois languedociens. Celles, régionales, organisent les Jeux floraux félibréens, à l’initiative de la Cigalo lengadouciana, présidée par le capoulié du Félibrige venu de Marseille (Tout Béziers y passera, juillet 1910). En clôture de la semaine festivalière, le second événement, Carmen dans les décors romains d’ Héliogabale, attire presque autant d’aficionados que le spectacle inaugural.

La démocratisation culturelle s’appuie également sur des politiques d’accessibilité qui, elles aussi, sont pionnières. Les mesures d’élargissement de la tarification en quatre catégories (en sus d’invitations pléthoriques) génèrent une fréquentation optimale. Celles-ci ne sont toutefois pas suffisamment assorties de dispositions pour le placement des spectateurs ; aussi le prologue d’Héliogabale se déroule dans « un brouhaha chahuté » (La Vie montpelliéraine et régionale, 28 août 1910). En amont du spectacle, les aménagements de transport ferroviaire consentis par la Compagnie des chemins de fer du Midi permettent de gérer le flux des festivaliers en fonction des horaires du spectacle.

Enfin, une sociabilité festive, d’avant ou d’après spectacle, enrichit le cycle théâtral … et l’économie locale (L’Éclair, 4 septembre 1910). Cafés, restaurants et hôtels pris d’assaut vivent une période trépidante à l’instar de la saison de corridas des Arènes. La presse locale et régionale le restitue amplement, n’oubliant pas de citer les personnalités conviées au banquet félibréen qui succède à la seconde représentation d’Héliogabale : le capoulié du Félibrige (Valère Bernard) y fraternise avec les auteurs d’Héliogabale – Séverac, Sicard, Boissy –, ainsi qu’avec Charles-Brun, théoricien du fédéralisme.

Au cœur des processus de démocratisation culturelle, l’édition 1910 du Théâtre des arènes de Béziers, qui voit la création d’Héliogabale, tient les promesses d’une utopie socioculturelle. Celle de l’existence d’une communauté possible autour d’une écriture contemporaine, dans un lieu emblématique du spectacle vivant.

Sources and protocol

Ce dossier de presse a été établi à partir du dépouillement des presses locale, régionale et nationale. Des documents conservés aux Archives municipales de Béziers, notamment le programme de la création, complètent les sources. Ce dossier  ninclut pas la version concertante donnée aux Concerts Hasselmans à Paris en février 1911 mais comprend des comptes rendus de cette production.

Select bibliography

Alex et Janine Bèges, La vie musicale à Béziers, 1580-1914, préface de François Lesure, Béziers, Société de musicologie du Languedoc, 1982.

Jean-Christophe Branger et Sabine Teulon Lardic, « Introduction », Provence et Languedoc à l’opéra en France au XIXe siècle : cultures et représentations, Jean-Christophe Branger et Sabine Teulon Lardic (dir.), Saint-Étienne, Presses de l’Université de Saint-Étienne, 2017, p. 13-45.

Katharine Ellis, « Vive la différence ? Rêves et enjeux du régionalisme français musical au tournant des XIXe et XXe siècles », Provence et Languedoc à l’opéra en France au XIXe siècle : cultures et représentations, Jean-Christophe Branger et Sabine Teulon Lardic (dir.), Saint-Étienne, Presses de l’Université de Saint-Étienne, 2017,p. 109-134.

Ludovic Florin, « Héliogabale de Déodat de Séverac, une œuvre atypique ? », Déodat de Séverac, actes du colloque de Sorèze (2009), Association des Amis de l’Abbaye-école de Sorèze (dir.), Revel, Société d’Histoire de Revel-Saint-Ferréol, 2011, p. 115-120.

Pierre Guillot, Déodat de Séverac, musicien français, Paris, L’Harmattan, 2010, p. 274-285.

Jean-François Lattarico, « Une tragédie romano-languedocienne, notes sur Héliogabale (1910) d’Émile Sicard et Déodat de Séverac », Provence et Languedoc à l’opéra en France au XIXe siècle : cultures et représentations, Jean-Christophe Branger et Sabine Teulon Lardic (dir.), Saint-Étienne, Presses de l’Université de Saint-Étienne, 2017, p. 135-156.

Christopher Moore, « Regionalist Frictions in the Bullring. Lyric Theater in Béziers at the Fin de Siècle », 19th-Century Music, 37/3 (spring 2014), p. 211-241.

Christopher Moore, « Le festival des arènes de Béziers », Nouvelle histoire de la musique en France (1870-1950), sous la direction de l’équipe « Musique en France aux xixe et xxe siècles : discours et idéologies », 2021 (consulté lz 13 février 2021).

Alexandre Robert, Devenir compositeur. Enquête sociomusicologique sur Déodat de Séverac (1872-1921), Lyon, Symétrie, 2023.

Sabine Teulon Lardic, « Héliogabale et La Fille de la terre de Déodat de Séverac et Émile Sicard : décentraliser le spectacle dans les théâtres de plein air d’Occitanie », colloque international Déodat de Séverac, université de Toulouse, juillet 2021 (actes de colloque à suivre).

Sabine Teulon Lardic, « À pleine voix et en plein air  à Orange, Nîmes et Béziers : créations et reprises de Saint-Saëns (1898-1921) », Saint-Saëns à pleine voix [en ligne], colloque organisé à l’Opéra-Comique (2017).

To cite this dossier

Sabine Teulon Lardic (ed.), «Héliogabale dans les arènes de Béziers (1910)», Dezède [online]. dezede.org/dossiers/id/401/ (consult the Dec. 2, 2023).