Le présent dossier est le fruit d’un travail collectif, réalisé en 2020 dans le cadre d’un cours de licence de musicologie, « documentation et recherche », délivré au département de musicologie de l’université Lumière Lyon 2, dans la perspective des célébrations du centenaire de la mort de Camille Saint-Saëns.

Historical context

Quatrième opéra de Saint-Saëns, Étienne Marcel est créé au Grand-Théâtre de Lyon, le 8 février 1879, soit près de deux ans après la première de Samson et Dalila à Weimar, le 2 décembre 1877, grâce au soutien de Liszt. À ses débuts, Saint-Saëns rencontre en effet de multiples obstacles pour faire jouer ses opéras en France, notamment à l’Opéra de Paris. Depuis la création de son premier ouvrage, La Princesse jaune, à l’Opéra-Comique en 1872, il ne parvient pas à se faire reconnaître comme compositeur dramatique. Quelques mois avant la première de Samson, il subit d’ailleurs un nouveau revers avec un ouvrage achevé depuis 1865, Le Timbre d’argent, dont la création à Paris au Théâtre-Lyrique est accueillie froidement, le 23 février 1877.

À la même époque, Saint-Saëns a déjà en grande partie achevé Étienne Marcel, opéra en 4 actes sur un livret de Louis Gallet qui lui avait déjà fourni le livret de La Princesse jaune. Commencé en 1873, Étienne Marcel souffre d’abord d’une genèse longue et laborieuse. Sa création lyonnaise, éloignée des projecteurs parisiens, lui aurait été ensuite préjudiciable. Dans une lettre à Antoine Sallès, personnalité des milieux artistiques et politiques lyonnais, Saint Saëns affirme en 1919 : « Vous ne savez pas quelle hostilité j’ai toujours rencontrée dans le monde du théâtre… c’est ainsi qu’après l’étonnant succès d’Étienne Marcel à Lyon (40 représentations) Paris n’a pas voulu le représenter parce qu’il avait vu le jour en province et les théâtres de province n’en ont pas voulu parce qu’il n’avait pas été joué à Paris. » Or la réalité est sans doute plus complexe. Sans compter que Paris l’accueillera en 1884, Etienne Marcel sera peu diffusé tout d’abord en raison de son sujet qui, inspiré de faits réels, entre en résonnance avec des événements contemporains, depuis les premières esquisses de l’ouvrage jusqu’à sa création.

Saint-Saëns et Gallet s’emparent en effet d’un personnage historique, le prévôt des marchands Étienne Marcel (ca 1316-1358), qui, allié à Charles le Mauvais, roi de Navarre, soulève Paris contre le Dauphin (futur Charles V), avant d’être assassiné par un partisan du Dauphin. Or, après 1870, alors que la République vient juste d’être proclamée, Étienne Marcel fait l’objet d’une polémique d’autant que les royalistes sont susceptibles de reprendre le pouvoir, suite aux événements tragiques de la Commune au cours desquels l’Hôtel de Ville de Paris est détruit par un incendie. La gauche et les républicains le célèbrent comme une figure prérévolutionnaire, tandis que la droite et les monarchistes le considèrent comme un précurseur des « terroristes » de 1793 et des insurgés de la Commune. Le sujet est même particulièrement vif juste avant la création de l’opéra puisque, le 30 janvier 1879, le président de la République de tendance légitimiste, le maréchal Mac Mahon, démissionne après avoir tenté de déstabiliser la jeune république. Mac Mahon cède la place au républicain Jules Grévy qui conforte les nouvelles institutions. La figure d’Étienne Marcel finit alors par s’imposer comme un des héros de l’histoire de France et sa statue équestre est inaugurée en 1888 dans les jardins de l’Hôtel de Ville, alors reconstruit, où elle trône toujours.

En s’attelant à ce sujet au lendemain du Siège de Paris et de la Commune, Saint-Saëns et Gallet affirment donc des convictions politiques. Mais est-ce le signe fort d’un ralliement républicain ou bien le geste de citoyens émus par l’incendie de l’Hôtel de Ville ? Dans la lettre déjà citée, adressée à Antoine Sallès, Saint-Saëns se sent profondément parisien avec une âme de révolutionnaire néanmoins puisque, à propos de son style littéraire, il confie : « Vous avez parlé de ma verve de Normand. Mon père était normand ; mais ma mère était champenoise, et je suis parisien. Ma verve, si verve il y a, est parente de celle de Gavroche. » Mais Étienne Marcel exalte surtout, à ses yeux, un moment de l’histoire de France et s’inscrit dans un mouvement de valorisation du patrimoine national qu’il revendique quelques mois après la création : « Tout en reconnaissant, par exemple, l’avantage des sujets légendaires, je ne vois pas clairement la nécessité de n’en pas sortir. J’ai voulu, exceptionnellement, prendre une légende pour sujet, et pour éviter les inconvénients des légendes locales, incompréhensible à l’étranger, j’ai pris mon sujet dans la Bible, d’où l’opéra Samson et Dalila. Mais mon ambition aurait été de faire une suite de tableaux de l’histoire de France ; j’ai commencé avec Étienne Marcel, et j’ai bien l’intention, malgré les obstacles, de continuer. » (« Causerie musicale », La Nouvelle revue, oct. nov. 1879) Quelques années avant la création, les annonces dans la presse attestent d’ailleurs de cette ambition. L’ouvrage est présenté ainsi dans Le Petit moniteur universel du 20 janvier 1875 : « M. Saint-Saëns vient de terminer la musique d’un opéra dont M. Louis Gallet lui a fourni le livret : Étienne Marcel (épisode de l’histoire de France au quatorzième siècle). » Mais la perspective d’une création, qui semble avoir été envisagée un temps à l’Opéra de Paris, ne surgit qu’en 1877, semble-t-il, lorsqu’une première à Lyon est évoquée dans la presse au cours de l’été. Saint-Saëns bénéficie alors de l’accueil de son ami le violoniste Aimé Gros qui vient de prendre la tête du Grand-Théâtre. Mais le projet ne se concrétise que deux ans plus tard, faute de moyens, semble-t-il. La presse souligne d’ailleurs les efforts du pouvoir pour soutenir le projet et décentraliser les événements en dehors de Paris : à l’automne 1878, le gouvernement attribue une importante subvention de 20 000 Francs au Grand-Théâtre pour faire représenter Étienne Marcel.

La création constitue dès lors un événement bien relayé par la presse parisienne. Les critiques parisiens ou lyonnais se félicitent d’abord de cette tentative réussie de décentralisation musicale, la qualité de l’interprétation et de la production étant largement saluée dans l’ensemble, notamment la direction d’orchestre du jeune Alexandre Luigini qui fera plus tard une belle carrière à l’Opéra-Comique. Le sujet du livret soulève, en revanche, des avis tranchés, l’antagonisme entre républicains et monarchistes restant toujours aussi vif, surtout dans les périodiques lyonnais. Mais les partisans de la monarchie semblent en définitive déstabilisés au lendemain de l’élection de Jules Grévy. Si Oscar Comettant affiche du bout des lèvres sa nostalgie de l’ancien régime dans Le Siècle, Armand Gouzien, inspecteur des théâtres au ministère des Beaux-arts, écrit sans ambages dans Le Rappel : « Le poème de M. Louis Gallet évoque la grande figure de ce défenseur de la liberté, de ce semeur d’idées révolutionnaires qui a tracé le premier sillon d’où devaient jaillir les moissons glorieuses de 1789, de 1830, de 1848 et de 1879 ; il la place au premier plan, au milieu de ce Paris dont il achètera la délivrance au prix de sa vie, en face de ce souverain débile qui, tout affolé, s’enfuira nuitamment, appelant à l’aide sa noblesse pour combattre le peuple. » Mais certains critiques, tel Charles Tardieu (L’Indépendance belge), soulignent aussi, à juste titre, comment Gallet a agrémenté l’action historique d’une intrigue amoureuse, conformément aux principes du grand opéra, et surtout centré l’intérêt sur les tourments intérieurs du héros. D’une façon générale, les chroniques s’attardent sur la qualité dramatique du livret, Edouard Noël se faisant le porte-parole d’une grande partie des critiques, lorsqu’il écrit dans L’Ordre : « Héros ou traître, l’essentiel pour nous est que le personnage qui nous est présenté au théâtre soit intéressant, que les événements au milieu desquels il est appelé à s’y mouvoir concourent directement à nous expliquer son caractère et à mettre en pleine lumière sa conduite. Nous ferons bon marché de la vérité historique et de l’opinion de tel ou tel écrivain si nous sommes émus ou intéressés. Le livret de M. Gallet est, sous ce rapport, traité avec beaucoup d’habileté et développé avec une entente réelle des choses de la scène. »

Les critiques s’intéressent a fortiori à la partition d’un composteur reconnu comme un des plus brillants chefs de file de l’école française. Mais l’éclectisme stylistique de la musique suscite des réactions contrastées, alors que l’opéra français est fortement déstabilisé par la révolution wagnérienne. Si la forme générale revêt les contours du grand opéra avec, sans compter une trame historique, ses airs, duos et ballet, elle offre aussi une structure unifiée par plusieurs motifs, le premier, énoncé dès les premières mesures de l’opéra, étant associé au héros principal. Dès lors, aux yeux du correspondant du Figaro, Saint-Saëns reste un « symphoniste avant tout ; point de duo ni de romance dont le refrain se reproduise : ainsi le rôle d’Étienne Marcel, le plus important et qui est chanté par le baryton Delrat, est du commencement à la fin un long récitatif. » En revanche, la part belle accordée au chant dans certains épisodes rebute Adolphe Jullien. Dans la Revue et gazette musicale, le célèbre critique wagnérien fustige « le trio de la malédiction entre Marcel, sa fille et sa femme ; certains passages du duo d’amour, à côté d’autres délicieux ; un grand ensemble, dit dramatique et qui ne l’est en aucune façon, et le quatuor final où Marcel résiste aux supplications réunies de Béatrix, de sa femme et de Loris. Ces quelques morceaux nous offrent le triomphe de la musique qui ne veut rien dire, des cris à l’italienne, des allégros italiens, des unissons italiens, des accompagnements en batterie ou plaqués. » Aussi le chroniqueur de la Comédie politique, journal satirique lyonnais d’obédience monarchiste, écrit-il : « En résumé, la partition d’Étienne Marcel, c’est tout simplement du mauvais Wagner, du Wagner sans talent et sans inspiration, du Wagner grimaçant, du Wagner caricaturé, de la parodie de Wagner. » Des critiques jugent toutefois favorablement la partition et découvrent, non sans raison, un aspect méconnu de Saint-Saëns. Pourtant conservateur, Oscar Comettant confie sa satisfaction, non sans surprise : « Disons de suite que la partition d’Étienne Marcel est l’œuvre la plus complète qu’ait produite Saint-Saëns. Cette œuvre est superbe par l’élévation du style, la pompe théâtrale, le sentiment dramatique, la profonde science de l’instrumentation et... on ne l’aurait pas cru de Saint-Saëns, musicien jusqu’ici un peu rigide, très remarquable par l’inspiration mélodique, souvent poétique et d’une tendresse exquise. » Dans L’Estafette, Charles-Marie Widor se montre également comblé : « La musique de M. Saint-Saëns brille par ces mêmes qualités de simplicité, de netteté, de clarté et d’intérêt. Le symphonique, que tout le monde connaît et admire, a voulu se transformer en un dramaturge, et y a merveilleusement réussi. Il n’est rien dans cette partition très considérable qui ne soit exigé par les nécessités de la scène, justifié par la perspective du tableau. » Le ballet, où l’éclectisme est porté à son comble, rassemble également tous les suffrages en raison de ses couleurs originales et contrastées. Se succèdent, en effet, différents morceaux (« Pavane », « Musette guerrière », « valse », « Entrée des bohémiens et des bohémiennes », etc.) qui, marqués par leur diversité stylistique et modale, conduiront peut-être Saint-Saëns à affirmer, quelques mois plus tard : « La tonalité, qui a fondé l’harmonie moderne, agonise. C’en est fait de l’exclusivisme des deux modes majeur et mineur. Les modes antiques rentrent en scène, et à leur suite feront irruption dans l’art les modes de l’Orient dont la variété est immense. Tout cela fournira de nouveaux éléments à la mélodie épuisée qui recommencera une nouvelle jeunesse bien autrement féconde ; l’harmonie aussi se modifiera et le rythme, à peine exploité, se développera. » (« Causerie musicale », La Nouvelle revue, oct. nov. 1879) Dans ce même article, il tente aussi de justifier son esthétique éclectique, dont Gallet prendra à son tour la défense, lors de l’exécution de l’ouvrage à Paris en 1884, mais en vain.   

Malgré un accueil favorable dans l’ensemble, Étienne Marcel ne rencontre pas en effet le succès escompté en dehors de Lyon. De courts extraits sont exécutés au concert à Paris à la fin de l’année, avec Jean-Baptiste Faure, et le Théâtre populaire du Château d’eau n’en donne que onze représentations, dans une version légèrement remaniée, en octobre 1884. Malgré quelques reprises isolées du vivant de Saint-Saëns, à Rouen (1885), Toulouse (1899), Bordeaux (1912) ou Monte-Carlo (1918), l’opéra tombe dans l’oubli. Aujourd’hui, en dépit d’une exécution en concert au Festival Radio France et de Montpellier de 1994, qui a largement validé les qualités observées lors de la création, Étienne Marcel attend toujours sa résurrection scénique.

Sources and protocol

Les articles, issus de quotidiens ou, dans une moindre mesure, de revues, ont été en très grande majorité récoltés sur les sites de différentes bibliothèques numériques, la plupart étant accessibles sur Gallica.fr ou Retronews.fr. Ce travail ne prétend donc pas livrer de façon exhaustive les articles publiés à la suite de la création lyonnaise de l’opéra de Saint-Saëns mais souhaite donner un aperçu de sa réception à partir d’un nombre significatif de comptes rendus.

L’orthographe des noms et des titres a été normalisée selon les règles de l’Imprimerie nationale, les titres d’œuvres mis systématiquement en italiques et les majuscules accentuées.

Select bibliography

Lettre de Saint-Saëns à Antoine Sallès, Paris, 11 sept. 1919, reproduite en fac-similé dans Antoine Sallès, Camille Saint-Saëns à Lyon, Paris : Froment, 1922.

Christian Amalvi , « L’érudition française face à la révolution d’Étienne Marcel : une histoire mythologique ? (1814-1914) », Bibliothèque de l’école des chartes, 1984, tome 142/2, p. 287-311 ; https://www.persee.fr/doc/bec_0373-6237_1984_num_142_2_450345

Stéphane Leteuré, Camille Saint-Saëns et le politique de 1870 à 1921 : le drapeau et la lyre, Paris, Vrin, 2014.

Hugh Macdonald, Saint-Saëns and the stage : operas, plays, pageants, a ballet and a film, Cambridge, Cambridge university press, 2019.

Jann Pasler,  Composing the citizen : music as public utility in Third Republic France, 2008 ; trad. fr.  La République, la musique et le citoyen : 1871-1914, Paris, Gallimard, 2015.

Camille Saint-Saëns, Écrits sur la musique et les musiciens, 1870-1921, Marie-Gabrielle Soret éd., Paris, Vrin, 2012.

Antoine Sallès, Camille Saint-Saëns à Lyon, Paris, Froment, 1922.

Sabina Teller Ratner, « Richard Wagner and Camille Saint-Saëns », The Opera Quarterly, vol. 1/3, 1983, p. 101–113.

Sabina Teller Ratner, Camille Saint-Saëns : 1835-1921 : a Thematic Catalogue of His Complete Works, Vol. II, « The dramatic work »,  Oxford, Oxford University Press, 2012.

To cite this dossier

Jean-Christophe Branger (ed.), «La création d’Étienne Marcel de Saint-Saëns à Lyon en 1879», Dezède [online]. dezede.org/dossiers/id/386/ (consult the Dec. 11, 2023).